Le Litt�rature orale et populaire du Vietnam

Võ Thu Tinh


Comme dans tous les pays, la litt�rature orale et populaire pr�c�de souvent, pour ne pas dire toujours, la litt�rature �crite. Dans les temps les plus recul�s o� l'�criture n'�tait pas encore invent�e ou n'�tait pas en mesure de servir l'expression des sentiments et des id�es de l'homme, il existait d�j� des maximes, des proverbes, des chansons, des contes, des l�gendes... qui au d�but avaient �t� cr��s par une personne quelconque dans la masse populaire, sous l'influence d'une �motion, d'une exaltation, d'une extase ou d'un besoin d'�vasion et de "d�foulement", pour reprendre une expression anachronique.

Puis si cette phrase prononc�e, cette chanson fredonn�e, ce r�cit imagin� �taient d'une forme qui charmait l'oreille, d'un fond qui r�pondait au temp�rament, � la psychologie, aux aspirations les plus secr�tes et profondes de l'�me, celui qui les avait entendus pour la premi�re fois arriverait � les retenir sans peine, � ne jamais les oublier et � les reprendre plus tard avec l'impression qu'ils �taient venus spontan�ment de son for int�rieur.

Et ces phrases, ces chansons, ces r�cits seront transmis de bouche en bouche, de g�n�rations en g�n�rations sans que l'on sache de nos jours quel en fut l'auteur authentique.

La litt�rature orale et populaire est une litt�rature anonyme, mais plus tard certains vers, certaines phrases des �uvres �crites des grands �crivains qui r�pondaient aux crit�res ci-dessus, sont devenus des maximes, des proverbes, des chansons qui vinrent alors enrichir notre litt�rature orale et populaire.

Le moyen d'expression unique de cette litt�rature est le parler de chaque jour, la langue du peuple. Ainsi pour une meilleure compr�hension du sujet trait�, il nous para�t bien n�cessaire de pr�senter un tr�s bref aper�u de la structure de notre langue dont les propri�t�s distinctives doivent se retrouver dans la litt�rature orale et populaire.

La langue vietnamienne originelle est une langue essentiellement monosyllabique et variotonique. Chaque mot vietnamien est un morph�me, de prononciation et de forme immuable, car pratiquement notre langue ne conna�t pas de d�clinaisons, ni de conjugaisons des verbes ou d'accord en genre et en nombre comme dans la plupart des langues indo-europ�ennes.

Dans une phrase vietnamienne comme celle-ci : "Nước Ph�p l� một nước bạn của d�n tộc Vi�t Nam" (La France est un pays ami du peuple vietnamien), vous entendez des sons qui montent, qui descendent, et qui se modulent comme dans une chanson. C'est parce que la langue vietnamienne est r�gie par un syst�me de six tons r�partis en deux registres :

- Registre inf�rieur : Huyền (descendant) ; Hỏi (interrogatif) ; Nặng (grave)

- Registre sup�rieur : Ng� (retombant) ; Sắc (aig�) ; Kh�ng (ngang)[1].

Ainsi avec la rime Ma, par exemple, nous pouvons former avec les six tons, six mots diff�rents : M�, M�, Mạ, Mả, M�, Ma.

Entendez cette phrase o� cette rime est affect�e de six tons diff�rents : "H�m đ�m ma �ng, m� đốt đồ m� gần mả l�m hư đ�m mạ m� ch�ng ta đ� cấy" (Le jour des fun�railles du grand-p�re, maman a br�l� les objets rituels en papier pr�s de la tombe et a caus� des dommages aux plants de riz que nous avions repiqu�s).

Il faut qu'on soit habitu� � ce syst�me tonique pour pouvoir distinguer le sens de tous ces mots : M�, M�, Mạ, Mả , M�, Ma.

D'autre part, la langue vietnamienne comprend dans son vocabulaire un grand nombre de mots homophones. Pour distinguer les homophones entre eux comme pour distinguer les diff�rents sens d'un m�me mot, et afin d'�viter toute �quivoque, toute m�prise de la part de l'interlocuteur, notre langue a recours � la formation des mots compos�s.

A � partir du mot NĂM, par exemple, qui signifie ann�e - ou cinq, on a form� deux mots compos�s :

- Năm th�ng (ann�e, mois) pour d�signer le temps,

- Năm ba (cinq, trois) pour dire : quelques.

Comme � partir du mot DẤU qui signifie : trace ou cacher, on a form� deux mots compos�s :

- Dấu vết : trace, form� de 2 synonymes.

- Dấu diếm : cacher, form� d'un morph�me (dấu) et un �l�ment as�mantique (diếm).

En somme, les mots compos�s occupent une place importante dans la langue vi�t- namienne, d'autant plus que leur formation r�pond � une tendance naturelle de notre langue consistant � respecter la sym�trie, l'harmonie, m�me dans la prose, dans le parler de chaque jour.

Ainsi au lieu de dire "gi� bấc lạnh" (le vent du nord est froid), nous aimons dire "gi� bấc lạnh-l�ng". Le sens reste le m�me, mais la phrase nous para�t plus cadenc�e, plus harmonieuse. A l�expression "m�a xu�n ấm" (il fait ti�de au printemps), nous pr�f�rons la construction "m�a xu�n ấm-�p" bien que toutes deux aient le m�me sens (l�ng, �p sont des �l�ments as�mantiques)[2].

Souvent nous entrecroisons deux mots compos�s pour former une sorte de distique de 4 ou 6 mots, scind� en 2 parties sym�triques, forme que nous d�nommons "đối". Par exemple, avec ces mots compos�s "th�ng-năm" (mois, ann�e) et "đợi-chờ" (attendre) nous formons l'expression "th�ng đợi/ năm chờ" (attendre des mois et des ann�es). Avec "hoa-cỏ" (fleur, herbe) et "t�n-dại" (faner, fl�trir), on a "hoa t�n / cỏ dại" (la nature fl�trie). Avec "ăn-n�i" (manger, parler) et "cục- h�n" (morceau, boule) on forme "ăn một cục / n�i một h�n" (litt�ralement = manger un morceau, dire une boule, signifie : conduite grossi�re).

Le distique, comme vous le savez, est un couple de vers ayant un sens complet - mais dans le distique � la mani�re vietnamienne, il faut encore et surtout une stricte sym�trie entre les deux vers, tant au point de vue de la forme qu'� celui du fond.

Import� de Chine, ce genre litt�raire a connu une grande expansion au Vi�tnam : il y est devenu souvent un moyen pour les lettr�s d'exprimer leurs sentiments, leurs id�es en distique �crit sur deux bandes de papier rouge qu'on affiche devant la porte ou dans la salle de s�jour � l'occasion de la f�te du T�t (Nouvel an vi�tnamien) : quelquefois on s'en sert aussi pour �prouver un interlocuteur ou pour provoquer un adversaire qui pr�tend �tre homme de lettres.

Un �l�ve se pr�sente devant un professeur pour �tre admis comme disciple. Le ma�tre lui propose un vers improvis� ; l'�l�ve doit compl�ter le distique par un second vers dans un laps de temps le plus court possible. Le ma�tre jugera l'intelligence, le talent et surtout la personnalit� du candidat � travers ce deuxi�me vers du distique.

C'�tait par ce curieux moyen que dans l'ancien temps, certain p�re qui avait une fille � marier, choisit son futur gendre ; un certain mandarin accorda une audience ; un certain riche remit des �trennes � une personne qui pr�tendait �tre lettr�e.

Au XVIIIe si�cle, le Vi�tnam �tait divis� en deux. Le Nord �tait gouvern� par les rois L�, le Sud par les seigneurs Nguyễn. Un lettr� du Nord vint trouver un ami qui �tait ministre du roi L� pour lui demander de le pr�senter � la Cour. Par jalousie, le dernier refusa. Plus tard, �migr� au Sud, le lettr� fut nomm� Premier Ministre par le seigneur Nguyễn et quand le Sud eut vaincu le Nord, on amena devant le Premier Ministre du Sud son ancien ami devenu prisonnier de guerre.

Le Premier Ministre improvisa alors un vers et demanda � l'autre de compl�ter le distique : "Ai c�ng hầu ? Ai khanh tướng ? giữa trần-ai, ai dễ biết ai ? " (Qui est comte et duc ? Qui est ministre et g�n�ral ? Dans ce monde de poussi�re et de cendre, quels sont ceux qui peuvent savoir la valeur d'un autre ?)

Sans aucune h�sitation, le vaincu r�pliqua dignement par le second vers du distique qui est devenu l�gendaire : "Thế Chiến-Quốc ! Thế Xu�n-Thu ! gặp thời thế, thế th� phải thế !" (Epoque de Chi�n-Qu�c ! Epoque de Xu�n-Thu ! (deux �poques de grande anarchie dans l'histoire de la Chine antique), dans une pareille �poque, il faut se r�signer car ainsi est la destin�e !).

A une interrogation, il a r�pondu par une exclamation ; les deux vers sont �trangement sym�triques et la r�plique est modeste mais non sans fiert�.

Le Premier Ministre accorda la cl�mence � son ancien ami : "Tu n'as commis aucune faute envers moi personnellement, mais tes agissements sont contraires � l'enseignement de Confucius, notre Ma�tre. Il te suffit de recevoir un certain nombre de coups de b�ton devant son autel, comme p�nitence symbolique et tu en seras quitte".

Mais ce que personne n'arrive encore � expliquer pourquoi l'ancien ministre du Nord mourut-il sur-le-champ apr�s avoir re�u ces petits coups de b�ton ? Est-ce que c'�tait sur l'ordre secret du Premier Ministre qu'il fut battu � mort ? Ou par exc�s de z�le des bourreaux ? Ou �tait-ce le condamn� lui-m�me qui mourut de chagrin et de honte ?

Il nous est rapport� une autre l�gende non moins int�ressante relative � une po�tesse vi�tnamienne du si�cle dernier : Đo�n Thị Điểm.

Un jour alors qu'elle �tait en train de se baigner dans la salle de bain, un de ses amis, un lettr� connu de l'�poque, vint frapper la porte et demanda la permission d'entrer pour... soit disant l'admirer. La po�tesse improvisa alors un vers, et demanda � son ami lettr� de compl�ter le distique, promettant de lui ouvrir la porte s'il arrivait � fournir une bonne r�ponse.

Voici le vers de la po�tesse : "Da trắng vỗ b�-bạch". Litt�ralement : Peau blanche tap�e (produit le son) b�-bạch (une onomatop�e imitant le bruit produit quand on tape de sa main la cuisse nue et humide - mais b�-bạch a une autre signification en sino-vi�tnamien, b� veut dire peau, bạch signifie blanche).

Pour qu'il soit acceptable, le 2� vers doit remplir ces conditions :

- d'abord il faut un vers de 5 mots, dont le 1er est un substantif, le 2� un adjectif, le 3� un participe pass�, les 4� et 5� une onomatop�e,

- le 1er mot doit �tre le synonyme du 4�, et le 2� du 5�.

- tous les 5 mots doivent �tre purement vietnamiens, mais les 4� et 5� doivent avoir leur homophone sino-vietnamien.

- les mots des deux vers doivent �tre respectivement de tons oppos�s,

- le sens des mots du 2� vers doit �tre respectivement oppos� � celui du 1er vers.

Enfin, le 2� vers doit former avec le 1er vers un distique ayant un sens complet.

Notre pauvre ami malgr� de longs efforts, n'arriva pas � trouver un second vers digne du premier, s'avoua vaincu et s'en alla t�te basse.

Je ne sais pas si parmi vous, vi�tnamiens ou orientalistes ici pr�sents, il y aurait quelqu'un qui peut r�pondre � la place de ce lettr�, mais jusqu'� pr�sent � ce que je sais, le c�l�bre distique reste encore inachev�.

A part le souci de sym�trie et d'harmonie, il y a lieu de noter que dans la langue vi�tnamienne il existe une autre tendance qui consiste � remplacer les concepts abstraits par les images concr�tes ou par des all�gories.

Pour dire "le pays du Vi�tnam" par exemple, nous employons l'expression "montagne, fleuve du Vietnam" (non s�ng Vi�tnam) ; au lieu de dire "suivre les �tudes", nous disons "suivre la plume et l'encrier" (theo đ�i b�t nghi�n).

L'expression "s'occuper du riz, de l'eau" (lo cơm nước) veut dire "s'occuper des t�ches m�nag�res" ; l'expression "soulever les serviettes, arranger les poches" (n�ng khăn sửa t�i) d�signe une �pouse et l'expression "l'amour couverture oreiller" (t�nh chăn gối) signifie "l'amour conjugal" etc.

La langue vietnamienne originelle ne para�t pas organis�e pour exprimer des concepts abstraits : par contre, elle est riche en vocables concrets qui constituent en quelque sorte des "auxiliaires descriptifs", non pour faire des descriptions positives, mais pour repr�senter l'abstrait, et surtout pour sugg�rer des conduites.

Peu importe d'exprimer clairement ses id�es, on d�sire avant tout, par un choc sentimental, arriver � inviter l'interlocuteur � communiquer avec ce qu'on a senti, � saisir ce qu'on a voulu lui dire ou plut�t ce qu'on n'a pas pu lui dire.

Chez nous, on n'impose pas ses sentiments ni ses id�es aux autres. On les laisse libre de sentir, de comprendre et de prendre une d�cision � leur guise. N'est�il pas l� une forme de discr�tion de notre part et une des mani�res de t�moigner du respect � l'�gard des autres.

Quand le seigneur Trịnh, maire du Palais � la Cour du roi L�, envoya un messager � Nguyễn Bỉnh Khi�m pour lui demander son avis sur le coup d'�tat qu'il �tait en train de pr�parer pour usurper le tr�ne, le sage s'abstint de r�pondre d'une mani�re explicite, mais profitant de la visite inattendue d'un bonze du village, il s'entretint avec ce dernier devant le messager :

- Est-ce que les fid�les vous ont apport� r�guli�rement des offrandes ?
- Oui, mais ce n'est pas � moi qu'ils ont apport� des offrandes, c'est plut�t � Bouddha, notre Ma�tre.
- Et c'est vous qui en profitez ?
- C'est vrai, c'est la tradition qui l'a voulu ainsi, soupira le bonze.
- Si par exemple, reprit Nguyễn Bỉnh Khi�m, il n'y a plus de Bouddha � la pagode, croyez-vous que les fid�les continueront � vous apporter des offrandes ?
- Bien s�r que non !

Fixant du regard le messager du seigneur Trịnh, le Sage lui sugg�ra :

- Eh bien ! n'est-il pas plus sage de conserver Bouddha pour pouvoir continuer � profiter des offrandes des fid�les ?

Le dialogue a �t� rapport� au seigneur Trịnh ; ce dernier a compris ce que Nguyễn Bỉnh Khi�m avait voulu lui signifier, et il abandonna son projet de coup d'�tat.

J'esp�re que ces quelques anecdotes et citations vous aident � discerner les propri�t�s distinctives de notre langue, � savoir : La musicalit� de la phrase r�gie par la gamme hexaphone ; la tendance au rythme et � la sym�trie ; l'importance des auxiliaires descriptifs qui est un des traits de la po�sie ancienne; le caract�re suggestif de nos propos invitant l'interlocuteur de deviner ce que nous voulons lui dire; enfin l'effet magique des monosyllabes homophones qui abondent dans notre langue; deux homophones, chacun avec la m�me force de suggestion, � la fois singuli�re et ind�finie, peuvent �veiller les s�ries d'images les plus dissemblables.

Ces propri�t�s se retrouvent dans notre litt�rature orale et populaire et contribuent � lui donner une forme bien particuli�re qui la distingue des traditions orales de la plupart des langues indo-europ�ennes.

D'abord, la tendance au rythme, � la sym�trie, et la musicalit� des mots vietnamiens ont tellement influenc� la tradition orale que presque toutes les phrases laconiques des proverbes sont devenues la prose rim�e et rythm�e ou pour ainsi dire des vers. Souvent un proverbe ou "tục ngữ" est divis� en deux h�mistiches strictement sym�triques, et il y a �galement la pr�dominance des autres rimes sur des rimes plates : le dernier mot du premier vers rime avec le premier mot du deuxi�me vers dans les rimes fratris�es, - ou avec un autre mot � l'int�rieur du deuxi�me vers dans les rimes batel�es. La disposition de ces rimes peut �tre sch�matis�e comme suit [3]:

Rimes fratris�es :
1 -  ............................................ a
    
2 - a............................................ b
    
3 - b............................................ c
    
4 - c ..............etc......................

Rimes batel�es :
1 -   ..................................... a
                      
2 - ............. a ...................... b
                      
3 - ............. b ...................... c
                      
4 - ............. c ..................... etc...

Comme nous avons eu l'occasion de voir, si les proverbes ou "tục ngữ" (litt�ralement : coutume - parler) sont des phrases laconiques, faciles � retenir, c'est surtout gr�ce � leurs rimes. Elles sont fratris�es comme dans ces exemples : "Lắm th�c / nhọc xay" ; Litt�ralement : Qui a beaucoup de paddy aura beaucoup de peine � le d�cortiquer. Ou "Thuyền theo l�i / g�i theo chồng" ; Litt�ralement : la barque ob�it � son gouvernail, la femme � son mari... ou encore : "Kh�n cho người ta r�i / dại cho người� ta thương" ; Littt�ralement : Avis�, il faut l'�tre vraiment pour qu'on vous craigne; ignorant, il faut accepter de l'�tre pour qu'on vous tol�re.

�D'autres rimes sont batel�es et ce sont des plus nombreuses. "Ep dầu �p mỡ / ai nỡ �p duy�n"; Litt�ralement : On peut presser des graines ol�agineuses, mais qui aurait le c�ur de faire pression sur les jeunes gens pour les forcer � se marier ! Ou : " Ăn cỗ đi trước, lội nước đi sau" : Litt�ralement : Sois le premier � arriver au festin, le dernier � traverser le gu�. Ou encore : "Một miếng giữa l�ng, bằng m�t s�ng x� bếp" ; Litt�ralement : Un morceau � manger au festin du village vaut mieux qu'un panier plein au coin de la cuisine.

Quelquefois, dans certains proverbes, il n'y a gu�re de rimes. Alors, c'est la sym�trie, le rythme entre les deux parties de la phrase qui permettent de les retenir facilement : "Gi�u điếc / sang đui"

Litt�ralement : "Le riche devient sourd/le noble devient aveugle". Ou "No n�n bụt / đ�i ra ma" ; Litt�ralement : Rassasi�, on devient bouddha / affam�, on devient d�mon malfaisant.

Enfin, tr�s rares sont les proverbes qui n'ont ni rime, ni rythme,� ni sym�trie entre les parties de la phrase : "M�a ri� trước mắt thợ" ; Litt�ralement : Il se permet de brandir la hache devant le ma�tre b�cheron. "Kiến tha l�u đầy tổ" ; Litt�ralement : Petit � petit, la fourmi remplit sa fourmili�re de provisions.[4]

Mais on retrouve surtout la pr�dominance des rimes fratris�es et des rimes batel�es sur les rimes plates dans un genre de notre litt�rature orale appel� "đồng dao" ou chansons d'enfant, qui est une r�union de brides de phrases rim�es de 2 � 4 mots, n'ayant pas n�cessairement de sens dans leur ensemble, et que les m�res vi�tnamiennes � c�t� du berceau, apprennent � leurs jeunes enfants. Ce sont en quelque sorte leur premi�re le�on de prononciation et de vocabulaire, dont voici un petit exemple typique :

Đ�u quạ Litt�ralement : t�te de corbeau
Qu� giang " passer le fleuve
Sang s�ng " traverser la rivi�re
Trồng c�y " planter l'arbre
Lấy quả " manger le fruit
Nhả hột " rejeter le noyau

Les vers n'ont que deux mots chacun, c'est facile pour l'enfant de les r�p�ter, de les retenir. Souvent dans les veill�es, assise au milieu de ses enfants, la m�re hasarde deux mots, laissant aux enfants le soin de continuer avec deux autres mots dont le premier rime avec le dernier mot du vers pr�c�dent, et ainsi de suite...

Puis � mesure que l'enfant grandit, il apprendra des vers plus longs, des vers de trois mots, pour enrichir son vocabulaire :

(c�i) k�o thợ may Litt�ralement : les ciseaux du tailleur
c�y l�m ruộng " la charrue pour labourer� la rizi�re
xuổng đắp bờ " la pelle pour remblayer la digue
lờ thả c� " la nasse pour rattraper les� poissons
n� bắn chim " l'arbal�te pour tuer les oiseaux

Des fois l'enfant se moque gentiment de la soi-disant tutelle, des privil�ges de l'a�n�e, mais en les acceptant tout bonnement.

chị nằm giường Litt�ralement : l'a�n�e dort dans un lit
em nằm đất " la cadette dort par terre
chị ăn mật " l'a�n�e mange du miel
em liếm ve " la cadette l�che le flacon
chị ăn ch� " l'a�n�e mange du potage sucr�
em liếm b�t " la cadette l�che le bol
chị ca h�t " l'a�n�e chante
em vỗ tay " la cadette applaudit
chị ăn m�y " l'a�n�e s'en va mendier
em x�ch bị " la cadette en porte la besace
chị l�m đĩ " l'a�n�e s'adonne � la prostitution
em thu tiền " la cadette encaisse...

Plus tard, on enseigne petit � petit les bonnes mani�res aux fillettes en tournant en ridicule certains de leurs travers habituels. Les vers du "d�ng dao" continuent � s'allonger :

Th�a lia, th�a lẩy Litt�ralement : Tonton, mironton !
Con g�i bảy nghề " la jeune fille a sept m�tiers
Ngồi l� l� một " passer son temps � des comm�rages est le premier m�tier
Dựa cột l� hai " s'adosser � la colonne est le deuxi�me
Theo trai l� ba " s'�prendre des gar�ons est le troisi�me
Ăn qu� l� bốn " toujours grignoter est� le quatri�me
Trốn việc l� năm " esquiver le travail est le cinqui�me
Hay nằm l� s�u " se coucher � n'importe quel moment est le sixi�me
L�u-t�u l� bảy " parler, agir avec pr�cipitation et mal � propos est�le septi�me

Bient�t l'enfant ouvre les yeux sur la nature, sur les travaux des champs, et commence � s'int�resser � la vie de la communaut� :

Lạy tr�i mưa xuống Litt�ralement : j'implore le ciel pour qu'il pleuve
Lấy nước t�i uống " pour que nous ayons de l'eau � boire
Lấy ruộng t�i c�y " pour que nous puissions cultiver nos rizi�res
Lấy đầy b�t cơm " pour que nous ayons nos bols pleins de riz
Lấy rơm đun bếp " et de la paille pour le feu de notre cuisine

Je me garderais bien de vous ennuyer en pr�sentant tous les d�tails sur les r�gles de la versification orale et populaire, mais j'aimerais n�anmoins signaler que les vers, les phrases rim�es et rythm�es des proverbes de toutes formes aussi bien que des chansons auront plus tard six pieds, et huit pieds, formant un genre bien connu : le "lục b�t" (six, huit) form� des couples de vers de six pieds et huit pieds, le dernier mot du premier vers rime avec le 6� mot du second, et dernier mot du second rime avec de dernier mot du vers suivant (qui est un vers de 6 pieds), ainsi de suite :

1/ -- -- -- -- -- a
2/ -- -- -- -- -- a - - b
1/ -- -- -- -- -- b
2/ -- -- -- -- -- b - - c etc. .

Exemples :

     Tr�u ơi ta bảo tr�u nầy
     Tr�u ra ngo�i ruộng tr�u c�y với ta
     C�y cấy vốn nghiệp n�ng gia
     Tr�u đ�y ta đấy ai m� quản c�ng
     Bao giờ ngọn l�a c� b�ng
     Th� c�n ngọn cỏ ngo�i đồng tr�u ăn

Ce sch�ma nous aidera � mieux comprendre une technique de composition bien particuli�re � notre litt�rature orale et populaire, la technique "thể hứng" qui emploie des vers appel�s "vers liminaires d'ornement". Ils sont l'originalit�, le charme et la po�sie de nos proverbes et chansonnettes. Les vers que je d�nomme "vers liminaires d'ornement" sont des vers dont le sens n'a aucun rapport avec celui des vers principaux auxquels ils servent de pr�lude.

Les auteurs de la tradition orale vietnamienne ont une grande pr�dilection pour cette technique "thể hứng", soit parce qu'il n'est pas biens�ant de dire tout de suite ce qu'on a � dire, soit pour avoir le temps de r�fl�chir, de trouver les rimes, d'improviser les vers qui vont suivre, soit pour se donner de la contenance, pour cr�er une bonne ambiance afin d'introduire le propos principal.

Souvent aussi on a d�j� dans la t�te le vers principal qui est un vers de huit pieds et il suffit de trouver un vers quelconque de six pieds qui formera avec l'autre, un couple de "lục b�t".

Par exemple, une femme qui tient � exprimer un sentiment et qui a d�j� sur ses l�vres le vers principal : "L�ng thương qu�n-tử ốm o gầy m�n" ; Litt�ralement : (Mon) c�ur adore le "qu�n-tử" (c'est-�-dire l'Honn�te Homme, ici d�signe son amant) et j'en suis devenue malade et amaigrie.

Il lui faut un "vers liminaire d'ornement" ayant n'importe quel sens, � la seule condition qu'il soit termin� par la rime O (pour rimer avec ốm-o dans le vers principal). La femme regarde alors tout autour d'elle pour voir s'il y a une forme, un son, un spectacle qui puisse lui donner de l'inspiration - elle fouille dans sa m�moire, dans la multitude de "đồng dao" qu'elle a apprise depuis son enfance pour trouver la rime appropri�e. Enfin, elle ne tarde gu�re � trouver ce vers : "Chim chuyền bụi h�t li�-lo" ;� Litt�ralement : l'oiseau voltige de tige en tige sur les piments en gazouillant.

Comme nous le voyons, le sens de ce vers est �tranger au sens du vers principal, mais ces mots forment avec le vers principal un couple "luc b�t" bien int�ressant :

     Chim chuyền bụi h�t li�-lo
     L�ng thương qu�n-tử ốm-o gầy m�n

Si nous transposions cette technique dans la versification fran�aise, nous aurions, par exemple, � trouver un "vers liminaire d'ornement" qui pr�c�de le vers principal comme celui-ci

     "O ma ch�rie ! je pense � toi"

avec la seule diff�rence que nous emploierions les rimes plates au lieu des rimes batel�es.

Quel pourrait �tre ce vers ? On peut en avoir sur-le-champ une multitude.

     "Le vent murmure dans les bois,
     "O ma ch�rie ! Je pense � toi !

ou

     "L'oiseau gazouille sur le toit,
     "O ma ch�rie ! Je pense � toi !

ou bien

    � "Sur le clocher, une jolie croix,
     "O ma ch�rie ! Je pense � toi !

Mais revenons � la litt�rature orale et populaire du Vietnam et �coutons cette petite chanson dans laquelle la na�vet� du "thể hứng" a rejoint des all�gories singuli�res et impr�cises :

      Tr�n trời c� đ�m m�y xanh
      Ở giữa m�y trắng, xung quanh m�y v�ng
      Bao giờ t�i cưới được n�ng
      Th� t�i mua gạch B�t-Tr�ng về x�y
      X�y giọc rồi lại x�y ngang
      X�y hồ b�n nguyệt cho n�ng rửa ch�n
      C� rửa th� rửa ch�n tay
      Chớ rửa l�ng m�y chết c� ao anh !

Litt�ralement : Bien haut dans le ciel il y a des nuages, / Ceux du centre sont blancs et ceux qui les entourent sont jaunes./ Quand je pourrai l'�pouser,/ j'ach�terai des briques (du village) B�t-Tr�ng pour b�tir (notre maison)./ Je b�tirai en long et je b�tirai en large./ Je b�tirai un bassin en forme de demi-lune pour qu'elle vienne y laver ses pieds./ "Mais � ch�rie ! tu y laveras seulement tes pieds et tes mains, /et non tes cils, (si tu le faisais) tu tuerais mes poissons."

Les deux premiers vers de technique "thể hứng" sont des "vers liminaires d'ornement", et les deux derniers vers forment une all�gorie �nigmatique. Chacun l'interpr�te comme il l'entend. Mais l'interpr�tation qui me semble la meilleure est que le jeune homme, dans ces vers, veut signifier discr�tement � la jeune fille qu'une fois qu'elle l'aura �pous�, elle ne devra rien regretter, concr�tement elle ne devra pas pleurer (laver ses cils), car si elle le faisait, elle immolerait le c�ur du jeune homme (ses poissons).

On trouvera cette tendance � concr�tiser les sentiments abstraits par des images, des all�gories et le caract�re suggestif des monosyllabes homophones qui expriment cette pudeur, cette discr�tion propres � notre peuple.

Chez nous, dans l'ancien temps on se gardait de dire brutalement � l'�tre aim� : "Je t'aime" ou "Je pense � toi", de peur de choquer, de manquer d'�gard, de respect � la personne qu'on aimait. Et pourquoi faut-il prononcer ces mots ? Il y en a tant d'autres mani�res plus �l�gantes et d�licates pour exprimer ses sentiments !

     Thuyền về c� nhớ bến chăng ?
     Bến th� một dạ khăng khăng nhớ thuyền !

Litt�ralement : O barque ! Apr�s avoir quitt� l'embarcad�re pour rentrer chez toi, est-ce que tu penses encore � lui ? - quant � l'embarcad�re, il s'obstine � ne jamais t'oublier !

La jeune fille ne vous r�pondait jamais, dans l'ancien temps bien entendu : "Je ne t'oublie jamais", mais elle dirait :

      Bến ơi ! qu�n bến sao đ�nh !
      V� chưng c�ch th�c, xu�i g�nh kh� sang !

Litt�ralement : O embarcad�re ! Comment la barque peut-elle t'oublier ? C'est plut�t � cause des cascades, des r�cifs qu'il lui est difficile de venir (� toi).

C'est gr�ce � ce moyen discret et d�licat qu'une jeune fille de l'ancien temps a pu poser par exemple les conditions pr�alables du futur mariage � son pr�tendant :

      R� rừng th� c� hươu mang,
      Khe suối th� c� măng giang,
      Đ� dọc th� c� đ� ngang
      Chợ b�a th� c� mụ b�n h�ng
      Biết bao giờ em gặp được ch�ng ?�
      R� rừng th� trả lại cho hươu mang,
      Khe suối th� trả lại cho măng giang,
      Đ� dọc th� trả lại cho đ� ngang,
      Chợ b�a th� trả lại cho mụ b�n h�ng !
      Ai m� rồi trả nấy, thiếp v�i ch�ng duy�n lại xe duy�n

Litt�ralement : (Bien entendu) puisqu'il y a des for�ts, il y a des cerfs et des chevreuils ; puisqu'il y a des ruisseaux, il y a des pousses de bambou (sur les bords) ; puisqu'il y a des barques qui descendent les fleuves, il y en a d'autres qui les traversent ; puisqu'il y a des march�s, il y a des bonnes marchandes. Je me suis demand� quand je pourrai rencontrer mon amour, (alors, � ce moment) les for�ts seront laiss�es aux cerfs et aux chevreuils, les ruisseaux aux pousses de bambou ; les barques qui descendent les fleuves � celles qui les traversent ; les march�s aux bonnes marchandes ! Bref, laissons � chacun ce qui est � lui : alors toi et moi, nous unirons nos destin�es.

On peut deviner sans peine ce que cette jeune fille a voulu dire. Il est naturel que dans la vie de chaque jour, � cause des contacts, des fr�quentations d'ordre social et professionnel, il nous est arriv� d'avoir des amourettes, des folies de jeunesse. Mais quand on arrive � rencontrer celui ou celle qui nous est pr�destin�, et qu'on est d�cid� de se marier, il faut qu'on en finisse d�sormais avec ses anciennes amours.

Certes, il n'est pas facile pour une jeune fille de l'ancien temps de le dire cr�ment et explicitement - et pourtant, il fallait � tout prix qu'elle parv�nt � exiger de son pr�tendant un accord pr�alable sur ces conditions avant de conclure le mariage !

Certains ont tent� d'expliquer que cette discr�tion, cette r�serve du langage dans la tradition orale aussi bien que dans la vie de chaque jour, ne sont autre qu'une forme de prudence, de r�signation, cons�quence des si�cles et de si�cles d'oppression qu'a subi le peuple vietnamien.

Je ne puis confirmer cette assertion ! Tout ce que je sais c'est que le Vi�tnamien est ordinairement bien doux, bien accommodant et fort r�sign� dans la vie courante, mais lorsqu'il est � bout de patience, il se r�volte brusquement, sans que personne n�en soit pr�venu.

Ainsi, lorsqu'il ne peut plus supporter l'infid�lit� et la trahison, le Vi�tnamien sort de sa r�serve habituelle, et d�voile ses propres sentiments d'une mani�re triste et am�re, sans toutefois se laisser emporter par la fougue aveugle de la jalousie et la haine. Ainsi, la femme vi�tnamienne dit � son ancien amant :

      L�c n�o anh bủng anh beo ?
      Tay n�ng ch�n thuốc, lại đ�o m�i chanh !
      B�y giờ anh mạnh, anh l�nh,
      Anh m� duy�n mới, anh đ�nh phụ em !

Litt�ralement : O� est ce moment o� tu �tais p�le et �puis�, je te soignais en t'apportant de mes propres mains le bol de m�dicament accompagn� de tranches de citron ? Maintenant que tu redeviens robuste et en bonne sant�, tu t'adonnes � de nouvelles amours et tu me laisses tomber !

Et tel autre Vietnamien reproche � son infid�le :

      Khi n�o em n�i v�i anh
      Như rựa ch�m xuống đất,
      Như mật r�t v�o tai !
      B�y giờ em đ� nghe ai,
      Gặp anh gh� n�n nghi�ng vai kh�ng ch�o !

Litt�ralement : O� est ce moment o� tu parlais avec moi comme la serpe qui s'enfonce dans le sol, comme si tu versais du miel dans mon oreille ? Maintenant que tu t'es donn�e � quelqu'un d'autre, lorsque tu m'as rencontr�, tu t'es cach� le visage dans ton chapeau conique et tu t'es d�tourn�e pour ne pas me saluer !

Les chansons et les proverbes vietnamiens de toutes formes sont d'autre part partag�s entre deux humeurs antagonistes : La douce m�lancolie des confidences intimes prenant comme t�moin constant la nature fid�le et la jovialit� souvent ironique, parfois sarcastique mais d�notant toujours une juv�nilit� ardente et �picurienne.

C'est cette fusion de tristesse et de gaiet� qui fait la valeur litt�raire de notre tradition orale, car elle refl�te la r�alit�, la vraie vie des humains o� il n'y a gu�re de situation purement tragique et exclusivement comique.

Dans ses confidences intimes, le Vi�tnamien s'adresse tant�t directement � la nature qui partage ses sentiments :

      Đ�m khuya ra đứng bờ ao,
      Tr�ng c�, c� lặn ; tr�ng sao, sao mờ !
      Buồn tr�ng con nhện giăng tơ,
      Nhện ơi ! nhện hỡi ! nhện chờ mối ai ?
      Buồn tr�ng ch�nh-chếch sao mai
      Sao ơi ! sao hỡi ! nhớ ai sao buồn ?

Litt�ralement : Tr�s tard dans la nuit, je m'en vais au bord de l'�tang. Je regarde les poissons, les poissons replongent dans l'eau ; je regarde les �toiles, les �toiles p�lissent. Tristement, je regarde l'araign�e tisser sa toile : "� araign�e ! � araign�e ! A quelle destin�e attendent tes bouts de fil ? (c'est-�-dire des nouvelles, des messages ?)". Tristement je regarde l'Etoile du Berger se pencher (sur l'horizon) : "� �toile ! � �toile ! A qui penses-tu tant pour �tre si m�lancolique ?".

Tant�t il �voque la nature comme t�moin, m�me comme complice, et par une certaine analogie, il nous m�ne insensiblement � la confidence :

      Đố ai qu�t sạch l� rừng
      Để ta khuy�n gi�, gi� đừng rung c�y
      Rung c�y, rung cội, rung c�nh,
      Rung sao cho chuyển l�ng anh với n�ng ?

Litt�ralement : Je d�fie quiconque arrive � balayer toutes les feuilles de la for�t, je conseillerais alors au vent de ne plus secouer les arbres. Certes, on peut secouer les tiges, secouer les racines, secouer les branches, mais comment peut-on arriver � secouer notre amour ?

La nature dans la litt�rature vietnamienne n'est ni indiff�rente, ni hostile. Elle est l'Amie, la fid�le confidente toujours pr�te � s'accommoder � nos humeurs, � partager nos peines aussi bien que nos esp�rances :

      Khi vui, non nước cũng vui,
      Khi buồn, s�o thổi k�n đ�i cũng buồn.

Litt�ralement : Quand on est joyeux, la montagne, le fleuve (qui symbolisent la nature) le sont aussi. Mais quand on est triste, m�me les sons des fl�tes et des trompettes n'arrivent pas � dissiper en nous la tristesse !

A c�t� de cette vague m�lancolie, on peut noter une jovialit� na�ve et ironique : on rit pour s'amuser soi-m�me, pour amuser les autres ou pour railler malicieusement mais sans m�chancet� aucune, les travers individuels et ceux de la communaut�.

Et puisque "le rire est le propre de l'homme" comme l'a dit Rabelais, la jovialit� dans notre tradition orale est pour ainsi dire une manifestation concr�te et certaine de la vie de notre peuple.

Mais le Vietnamien rit aussi quand il est trop triste. Nguyễn C�ng Trứ, un po�te du XIX� si�cle ne l'a-t-il pas confirm� dans ses deux c�l�bres vers :

      Ng�i buồn m� tr�ch �ng xanh,
      Khi vui muốn kh�c, buồn t�nh lại cười.

Litt�ralement : Ennuy�, je me mets � reprocher la Providence : (Pourquoi me fait-elle) pleurer quand je suis gai, et rire quand je suis d�sol� ?

En fait, il vous arrive souvent de voir le Vi�tnamien rire � toute occasion : quand il se f�che, il rit ; quand il doute, il rit ; quand il est embarrass�, il rit ; quand il s'avoue vaincu, il rit et m�me devant la mort, certains arrivent aussi � rire. Mais laissons aux psychologues et aux sociologues le soin d'expliquer ce singulier ph�nom�ne qui, souvent, a choqu�, m�me scandalis� la plupart des �trangers. Pour le moment, occupons-nous du rire dans notre tradition orale.

D'abord, ce sont des ritournelles qu'on s'amuse � r�p�ter presque interminablement en faisant rimer le dernier mot du dernier vers avec le dernier mot du premier vers :

     1 - Kh�ng đi th� nhớ th� thương,
     2 - Hễ đi th� mắc c�i mương c�i cầu !
     3 - Kh�ng đi th� nhớ th� sầu,
     4 - Hễ đi th� mắc c�i cầu c�i mương !

     1 - Kh�ng đi th� nhớ th� thương,
     2 - Hễ đi ....

Litt�ralement : Si je ne vais pas (chez toi), j'aurai le mal d'amour ; mais si j'y vais, je serai arr�t� par les foss�s et les ponts. Si je vais ne pas (chez toi), je serai accabl� de tristesse ; mais si j'y vais, je serai arr�t� par les ponts et les foss�s.

Nous rions aussi devant un semblant de na�vet� :

      Con kiến m�y ở trong nh�,
      Tao đ�ng cửa lại m�y ra lối n�o?
      Con c� m�y ở dưới ao
      Tao đổ nước v�o m�y sống được chăng?

Litt�ralement : O fourmi, tu es dans la maison, je vais fermer la porte, par quelle issue pourras-tu en sortir ? O poisson, tu es dans l'�tang, je vais y verser de l'eau, comment arriveras-tu � survivre ?

Souvent aussi nous rions � cause d'une m�prise, d'un quiproquo :

      B� gi� đi chợ cầu Đ�ng
      B�i xem một quẻ c� chồng lợi chăng
      Thầy b�i xem quẻ đo�n rằng
      Lợi th� c� lợi, m� răng kh�ng c�n.

Litt�ralement : La vieille dame s'en va au march� de l'Est ; Elle demande au devin s'il est avantageux (lợi) pour elle d'avoir un mari. (Comme le mot "lợi" a deux significations : avantage et gencive) le devin a compris la question suivant le deuxi�me sens du mot "lợi" c'est-�-dire gencive. Alors, apr�s avoir consult� l'horoscope il r�pondit � la vieille dame : "En v�rit� je vous le dis, il y a des gencives, mais il ne vous reste plus de dents".

La liste des citations serait-elle bien longue et ennuyeuse, car les techniques du comique sont presque pareilles dans toutes les traditions orales : Depuis les propos grossiers, les jeux de mots jusqu'� l'emploi des r�p�titions, des m�prises, des quiproquos, des contradictions, des exag�rations, de l'ironie...Je voudrais simplement insister sur les caract�res bien sp�cifiques de notre rire, de notre jovialit� dans la tradition orale.

D'abord, cette jovialit� est une forme de participation directe du peuple vi�tnamien au maintien de la juste mesure, de l'�quilibre moral de notre soci�t� dans l'ancien temps. Le Vi�tnamien a toujours v�n�r� les "qu�n-tử" ou les honn�tes hommes, les lettr�s, les h�ros, les religieux.... mais il ne manque pas de tourner en ridicule les "qu�n-tử" trop born�s et trop scrupuleux, les lettr�s fain�ants, les faux h�ros, les religieux vivant � l'�cart de la communaut�.

      Qu�n-tử l� qu�n-tử T�u
      Ăn cơm th� �t, ăn rau th� nhiều

Litt�ralement : Est-ce un qu�n-tử ? Ce n'est qu'un qu�n-tử � la chinoise qui mange peu de riz et beaucoup de l�gumes !

ou encore :

      Qu�n-tử nhất ng�n l� qu�n-tử dại,
      Qu�n-tử n�i đi n�i lại l� qu�n- tử kh�n

Litt�ralement : Le qu�n-tử qui n'a qu'une parole est un qu�n-tu inintelligent. Le qu�n-tử qui sait corriger ce qu'il a dit est un sage qu�n-tử.

C'est un avertissement que Confucius lui-m�me a formul� dans un entretien avec Tử-Cống, un de ses disciples favoris : "En dernier lieu, dit le Ma�tre, celui qui sait tenir sa parole, qui sait se montrer r�solu dans ses activit�s, peut �tre consid�r� � la rigueur comme un qu�n-tử, quoiqu'il puisse devenir trop born� et trop scrupuleux..."[6]

Quant aux lettr�s, les "kẻ sĩ ", qui, dans l'ancien temps, occupaient le premier rang devant les agriculteurs, les ouvriers et les commer�ants, �taient aussi l'objet de raillerie de la population, si, sous pr�texte de s'adonner aux �tudes, ils se soustrayaient aux travaux productifs :

      Nhất sĩ nh� n�ng, hết gạo chạy r�ng, nhất n�ng nh� sĩ

Litt�ralement : Au premier rang c'est le lettr�, au second l'agriculteur. Mais quand le riz est �puis�, et qu'on doit courir le qu�mander, alors c'est l'agriculteur qui viendra au premier rang et le lettr� au dernier.

      Ai ơi chớ lấy học tr�
      D�i lưng tốn vải ăn no lại nằm

Litt�ralement : O jeune fille, n'�pousez pas les �tudiants. Leur dos trop long fait d�penser trop d'�toffe et apr�s avoir mang� � leur faim, ils ne font que dormir.

D'autre part, malgr� leur grande adoration des h�ros, les Vietnamiens savent � l'occasion en distinguer les vrais des faux.

      Anh h�ng l� anh h�ng rơm,
      T�i cho mồi lửa hết cơn anh h�ng

Litt�ralement : Est-ce un h�ros ? Ce n'est qu'un h�ros de paille ! Il suffit d'une torche pour an�antir la fougue h�ro�que.

Et, quoique Bouddha soit v�n�r� par la majorit� des Vietnamiens, le peuple n'a pas une grande admiration pour les bonzes vivant � l'�cart de la communaut� :

      Thứ nhất l� tu tại nh�
      Thứ hai tu chợ, thứ ba tu ch�a

Litt�ralement : Le meilleur milieu pour mener une vie sainte, c'est-�-dire pour suivre la doctrine de Bouddha afin de gagner notre salut, est notre famille ; le second est le march�, et le troisi�me est la pagode.

En effet :

      Tu đ�u cho bằng tu nh�
      Thờ cha, k�nh mẹ, ấy l� tu th�n

Litt�ralement : Rien ne vaut sa propre maison ! Pourquoi va-t-on chercher ailleurs un endroit pour mener la vie de religieux ? V�n�rer son p�re, respecter sa m�re, c'est la meilleure mani�re de mener une vie sainte.

M�me dans une pagode, le bonze n'arrive pas toujours � avoir la paix dans son c�ur :

     Sư dang tụng niệm nam m�,
     Thấy c� x�ch giỏ m� cua l�n ch�a.
     L�ng sư luống những mơ- hồ
     Bỏ cả kinh-kệ, t�m c� hỏi ch�o,
     Ai ngờ c� đi đ�ng n�o
     Tay cầm tr�ng hạt ra v�o băn khoăn.

Litt�ralement : Le bonze est en train de r�citer les pri�res alors qu'une jeune fille entre dans la pagode, tenant dans ses bras une nasse pleine de crabes. Le c�ur du bonze commence � s'embrouiller; il abandonne les pri�res et s'en va � la recherche de la jeune fille pour la saluer. H�las, on ne sait pas par quelle porte elle est repartie. Chapelet dans la main, le bonze ne fait que sortir et rentrer, le c�ur fort tourment�...

En second lieu, le rire dans la plupart de nos chansons et nos proverbes de toutes formes a pour objet "le sort de la femme" dans la famille et dans la soci�t� : tant�t on s'oppose aux maris oppresseurs, tant�t on raille sans m�chancet� les vieilles filles ou les gens qui se marient trop jeunes suivant l'ancienne tradition de notre pays.

Mais auparavant, voici une nouvelle "revalorisation " des hommes par rapport aux femmes :

     Ba đồng m�t mớ đ�n �ng,
     Đem về bỏ lồng cho kiến n� tha
     Ba trăm một mụ đ�n b�,
     Đem về m� trải chiếu hoa cho ngồi

Litt�ralement : Pour trois sap�ques, on peut acqu�rir dix mille hommes qu'on enferme dans la cage, livr�s aux fourmis. Et trois cents sap�ques, c'est le prix d'une femme que l'on invite � venir s'asseoir sur nos nattes fleuries !

Et dans la conversation de chaque jour, on a souvent cit� ce dicton :

      Con l� nợ, vợ l� oan gia

Litt�ralement : Nos enfants, ce sont nos anciens cr�anciers (r�incarn�s) et notre femme, c'est notre victime (de notre vie ant�rieure) qui vient nous demander des comptes.

En effet, dans l'ancien temps, la plupart des Vietnamiens ont cru � la m�tempsychose : une fois mort, l'homme peut rena�tre dans ce monde ; Il y a une transmigration sans fin des �mes d'un corps dans un autre. Ainsi le prince Sakya Muni par exemple, avant d'atteindre le stade de Bouddha (c'est-�-dire celui qui poss�de la V�rit�) avait pass� par plus de cinq cents vies ant�rieures appel�es Jat�ka (litt�ralement : Naissance ; le futur Bouddha a connu les conditions les plus diverses : il a rev�tu tour � tour les formes animales, humaines et divines tandis qu'il accumulait d'�normes m�rites n�cessaires pour parvenir au Supr�me Eveil). Nous autres, nous subissons les cons�quences n�fastes des mauvaises actions que nous avons commises dans nos existences ant�rieures ; et les m�rites de notre vie pr�sente seront r�compens�s dans notre vie future. Les enfants �taient des personnes � qui nous �tions d�biteurs, aussi sont-elles r�incarn�es dans notre famille pour que nous payions notre dette en les �levant. Quant au mari et � la femme, d'apr�s cette croyance populaire, ce sont des gens qui se sont caus� bien des malheurs dans leur vie ant�rieure, aussi ont-ils d� rena�tre pour se marier afin de se faire souffrir l'un, l'autre.[7]

On a pu m�me noter des vers hardis par lesquels la femme tient � prendre sa revanche :

     �ng ăn chả th� b� ăn nem

Litt�ralement : (Si) monsieur mange du p�t�, madame mangera du hachis (ce qui signifie : si le mari prend une concubine, la femme aura un amant).

Et :

      Lẳng-lơ cũng chẳng c� m�n.
     Ch�nh-chuy�n cũng chẳng sơn son để thờ.

Litt�ralement :� Si vous �tes libertine, cela ne vous usera pas; mais fid�le � son mari, vous ne serez gu�re embaum�e pour �tre ador�e.

ou encore :

     C� chồng c�ng dễ chơi ngang !
     Đẻ ra, con thiếp con ch�ng, con ai ?

Litt�ralement : Une fois mari�e, je pourrai m'amuser � mon aise ! Si j'accouche d'un enfant, de qui pourrait-il �tre ? De moi, de toi, de qui� ?

Souvent aussi, on taquine les vieilles filles qui n'arrivent pas � trouver un mari :

     Đi đ�u m� chẳng lấy chồng ?
     Người ta lấy hết, chổng m�ng m� g�o
     G�o rằng : "Đất hỡi, tr�i ơi !
     Sao kh�ng th� bỏ cho t�i ch�t chồng ?"
     �ng trời ngoảnh lại m� tr�ng :
     "M�y hay k�n chọn, �ng kh�ng cho m�y."

Litt�ralement : "O� �tais-tu, pourquoi n'es-tu pas venue pour recevoir un mari ?". Comme (les autres filles) les ont tous rafl�s, la pauvre rel�ve sa croupe pour prier : "O terre ! O ciel ! Pourquoi ne me donnez-vous pas un petit mari en aum�ne ?". Le Dieu du Ciel se retourne vers elle et r�pond : "Tu es trop difficile dans ton choix, je ne t'en donne pas !".

Puis on fait semblant de s'apitoyer sur son sort :

     G�i c� chồng như g�ng đeo cổ
     G�i kh�ng chồng như phản gỗ long đanh.
     Phản long đanh anh c�n chữa được,
     G�i kh�ng chồng chạy ngược chạy xu�i
     Kh�ng chồng khổ lắm, chị em ơi !

Litt�ralement : La femme mari�e est comme une personne qui porte une cangue au cou. La fille qui n'a pas de mari est comparable � un lit en bois dont les joints sont d�faits. On peut r�parer de pareil lit. Mais que peut-on faire de ces filles qui n'ont pas de mari ? Elles passent leur temps � courir de long en large ! O quel malheur d'�tre une fille qui n'a pas de mari !

Jadis, les gens se mariaient tr�s jeunes. Un gar�on de neuf ou de dix ans par exemple, �pousait souvent une fille de quinze ans � dix huit ans et r�ciproquement. Et ces drames furent l'objet de raillerie, de moquerie dans notre tradition orale :

     B�ng bồng, c�ng chồng đi chơi,
     Đi ngang qua vũng, đ�nh rơi mất chồng
     Chị em ơi ! cho t�i mượn c�i g�u s�ng,
     Để t�i t�t nước vớt chồng t�i l�n .

Litt�ralement : Hop ! Hop ! Je porte mon mari � califourchon sur mes �paules pour le promener. En traversant une flaque d'eau, mon mari y est tomb�. � ch�res amies ! Pr�tez-moi un grand seau pour que je puise l'eau afin de rep�cher mon mari.

ou bien :

     Lấy chồng từ thủa mười lăm
     Chồng ch� c�n b� kh�ng nằm c�ng t�i.
     Đến năm mười t�m, đ�i mươi
      T�i nằm dưới đất chồng l�i l�n giường
     Một rằng thương, hai rằng thương,
     C� bốn ch�n giường g�y một c�n ba.
     Ai về nhắn với mẹ cha,
     Chồng t�i nay đ� giao h�a c�ng t�i .

Litt�ralement : J'ai �t� mari�e � l'�ge de quinze ans. Mon mari me trouva alors trop jeune et ne se coucha pas avec moi. Mais depuis que j'atteins mes dix huit, vingt ans, quand je dors par terre, mon mari m'entra�ne dans son lit et ne cesse de me r�p�ter : "Comme je t'aime ! Comme je t'aime", � tel point que les quatre pieds de notre lit, un s'est d�j� cass�, et il n'en reste que trois. � vous qui aurez l'occasion de rentrer dans notre village, vous direz � mes parents que maintenant mon mari et moi, nous nous entendons tr�s bien.

*

Mon expos� sera incomplet si j'omets de pr�senter les contes et les l�gendes qui constituent un genre particulier de la tradition orale.

En effet, il convient de rappeler que la litt�rature orale et populaire du Vietnam peut �tre � la rigueur divis�e en trois genres distincts :

    - les "tục ngữ" ou proverbes, compos�s de phrases laconiques, rim�es et rythm�es et de forme immuable constituant en quelque sorte la voix de la raison.

    - les "ca dao, đồng dao"... ou chansons, compos�s de vers plus longs, aussi de forme immuable, constituant pour ainsi dire la voix du c�ur !

    - et les "chuyện cổ-t�ch" ou contes, l�gendes, compos�s de r�cits en prose souvent imaginaires, n'ayant pas de formes particuli�res : quoique chacune des histoires reste presque la m�me, chaque conteur la pr�sente � sa mani�re, avec un style qui lui est propre. C'est en quelque sorte une �vasion donnant libre cours � l'imagination.

Mais d'abord, les contes que la masse populaire aime le plus sont sans doute les "tiếu-l�m" ou conte � rire. Ce sont des r�cits comiques sur les tours de farces grotesques, des ruses malicieuses, des plaisanteries parfois mordantes et satiriques s'adressant � certaines classes de la soci�t� pour d�peindre leurs travers, leurs d�fauts : autorit� trop absolue des seigneurs, des mandarins, cupidit� des bourgeois, niaiserie des maris, p�ch�s des bonzes manquant � leur discipline...

Les h�ros bien connus dans les 'tiếu-l�m", - les plus rus�s, mais mauvais plaisants et peu scrupuleux �taient Ba Giai (Monsieur Giai), T� Xuất (le bachelier Xuất) et Trạng-Quỳnh (le docteur Quỳnh). Leurs l�gendaires exploits �taient fort go�t�s, non seulement par des gens du peuple mais aussi par les lettr�s de l'ancien temps.

Le seigneur Trịnh avait un beau chat. Trang Quynh d�cida de le voler pour s'emparer du collier en or que l'animal portait � son cou. Il l'enferma dans sa chambre ; � l'heure du repas, il pla�a c�te � c�te deux assiettes, l'une contenant des poissons et de la viande, l'autre du riz et des l�gumes. Chaque fois que le chat allait vers la premi�re assiette, il le frappait brutalement. Au bout d'un mois de dressage, le chat allait spontan�ment vers l'assiette de riz et de l�gumes m�me s'il n'avait plus � craindre d'�tre battu.

Un jour, Trang Quynh promena son chat pour le faire voir aux eunuques du seigneur. Celui-ci le fit venir avec le chat pour le sommer de lui rendre l'animal.

- C'est bien mon chat et non le v�tre, dit Trạng Quỳnh. Il y a d'ailleurs un moyen de savoir � qui appartient ce chat. Daignez faire apporter deux assiettes, l'une contenant des mets de la cuisine du palais, l'autre du riz et des l�gumes de ma pauvre cabane. Si le chat va � la premi�re assiette, c'est qu'il appartient � Votre Altesse, et s'il va � la seconde, c'est qu'il est bien le chat de votre humble sujet.

L'�preuve, comme vous pensez bien, aboutit � la confusion du seigneur. Trạng Quỳnh emporta le chat et rentra chez lui en c�l�brant la haute clairvoyance du seigneur.[8]

Une autre fois, pour jouer un mauvais tour au chef des eunuques du palais du seigneur Trịnh qui avait un coq de combat c�l�bre, Trạng Quỳnh fit propager le bruit qu'il avait, lui aussi, un coq de combat redoutable et invincible. Intrigu�, le chef des eunuques s'amena chez lui pour le d�fier. Trạng Quỳnh fit semblant de se r�cuser en disant que son coq ne valait rien, mais sur l'insistance du chef des eunuques, il finit par accepter le pari.

Le jour venu, Quynh apporta un �norme coq castr�, que le coq adverse, apr�s quelques coups de bec et d'ergots, fit fuir honteusement aux �clats de rire triomphant du chef des eunuques. Alors Trạng Quỳnh embrassa son pauvre coq gravement bless� et lui dit tristement mais non sans malice : "Pauvre castr�, tu n'es m�me pas conscient de la propre valeur ! Tu as voulu faire le fier et voil� le r�sultat de ta vanit� !"

Le chef des eunuques s'arr�ta de rire et s'en alla sans saluer personne.

Quant au bachelier Xu�t, pour se venger d'une comm�re acari�tre, vendeuse de v�tements qui l'avait fort mal accueilli, il s'amena un soir � sa boutique, en grande pompe, turban � la t�te, babouches aux pieds, port� sur un palanquin par ses amis d�guis�s en valets. Mais il portait seulement une culotte et par-dessus une longue tunique qui cachait la nudit� de ses jambes. Comme il faisait sombre, personne n'y pr�ta attention. Tu Xu�t acheta un beau pantalon, le mit sur-le-champ puis s'en alla calmement sans payer. La vendeuse le fit arr�ter. Devant les juges, T� Xu�t enleva le pantalon, montra sa culotte et dit : "Voil� l'unique pantalon que j'ai mis. Peut-on concevoir qu'un homme comme moi se prom�ne en pleine ville avec une seule culotte et sans pantalon ?" On lui donna raison et il fut acquitt�.

Il faut remarquer que dans les contes comiques, on aime � tourner en d�rision le mari niais, cr�dule et que sa femme, malgr� tous ses efforts, ne parvient pas � rendre plus intelligent.

Un mari avait l'habitude de manger trop vite. Un jour lui et sa femme invit�rent le chef de canton � venir d�jeuner. Pour aider son mari � bien se conduire � table, la femme attacha une ficelle au pied de celui-ci en recommandant : "Tu ne prendras une bouch�e que quand, de la cuisine, je tire la ficelle". Tout se passa bien au d�but du repas, mais une poule passa par hasard et s'accroche malencontreusement � la ficelle. Elle l'agita tellement que le mari crut que c'�tait sa femme qui lui faisait signe de manger plus vite... et l'incident tourna en une v�ritable sc�ne comique.

Un autre, rentrant un soir de la rizi�re, se tint dans la cour et parla � haute voix � sa femme : "Tu vois, j'ai trouv� un moyen intelligent qui m'�pargne la peine de porter la charrue � la maison chaque soir et de l'apporter de nouveau � la rizi�re le lendemain : je l'ai cach�e dans la meule de paille pr�s de la pagode". La femme lui dit : "Ne crie pas si fort, les malfaiteurs peuvent t�entendre et viendront la voler". Le lendemain, au retour de sa rizi�re, il fit signe � sa femme d'entrer dans la chambre, ferma la porte de lui chuchota � l'oreille : "Maintenant que personne ne nous entend, je peux te dire qu'on a vol� notre charrue".

Il y a dans tous les pays des contes � rire vraiment grivois, le Vietnam ne pr�tend pas en poss�der des plus int�ressants. Je ne commettrais point l'imprudence de les raconter devant un public de choix.

Il en est m�me pour les contes que nous racontons � nos enfants pour les divertir, contes qui aboutissent toujours � la conclusion �ternelle : en fin de compte, le bon est r�compens�, le malin et le mauvais sont punis.

Je voudrais ici faire un rapprochement entre deux contes, la Cendrillon de la France et "Les s�urs Tấm C�m" du Vi�tnam, qui ont � peu pr�s les m�mes p�rip�ties au d�but : Maltrait�e par sa mar�tre, d�daign�e par sa demi-s�ur et confin�e dans la cuisine, Cendrillon aussi bien que Tấm r�ussit, aid�e par une f�e, � se rendre un soir au bal du palais royal o� elle fut remarqu�e par le prince h�ritier qui ne tarda pas � l'�pouser, au grand d�pit de la mar�tre et de sa fille. Si le conte fran�ais s'arr�te � cet heureux d�nouement, le conte vi�tnamien par contre, continue avec un �pilogue plein de p�rip�ties.

"Un jour Tấm rendit visite � son p�re malade, la mar�tre lui demanda de grimper sur un ar�quier pour cueillir des noix d'arec afin de les lui offrir. Quand Tấm fut arriv�e au sommet de l'arbre, sa demi-s�ur C�m coupa le tronc de l'ar�quier. Tấm tomba et fut tu�e sur le coup. Le prince h�ritier en �prouva une grande douleur et fut inconsolable. La mar�tre emmena C�m au palais pour la donner au prince en remplacement de Tấm. De son c�t�, apr�s sa mort, Tấm fut r�incarn�e dans un colibri, un joli petit oiseau, et vint se blottir tendrement dans les manches de l'habit du prince, son mari. Celui-ci le ch�rit et le nourrit dans une cage d'or. Un jour, profitant de l'absence du prince, C�m tua l'oiseau et le mangea. A l'endroit o� furent jet�es les plumes du colibri, poussa un plaqueminier qui ne porta qu'un seul fruit. Une vieille mendiante, un jour, s'arr�ta au pied de l'arbre, demanda au fruit de tomber dans sa besace, et le fruit y tomba. Elle le ramena � sa maison et le cacha dans sa chambre. De ce fruit sortit une belle jeune fille qui n'�tait autre que Tấm. Et la mendiante l�adopta. Tấm demanda � la vieille femme d'aller inviter le prince. Celui-ci se moqua de la mendiante et exigea, pour se d�placer, que la route soit tapiss�e de brocart, et la maison peinte en or. Ce qui fut r�alis� en un clin d'�il gr�ce aux pri�res de Tấm aux divinit�s. Quand le prince entra dans la cabane, il fut tout de suite intrigu� par la confection fort habile des chiques de b�tel dont seule Tấm poss�dait la recette. Il appela Tấm qui sortit aussit�t de sa cachette. Le prince la ramena au palais, et les m�chantes, la� mar�tre et sa fille furent punies".

Je viens de r�sumer succinctement l'�pilogue du r�cit "Deux s�urs Tấm C�m". Mais le conte tout entier, avec ses nombreuses p�rip�ties est beaucoup plus long. Et c'�tait dans l'atmosph�re merveilleux de ces sortes de conte que les enfants vi�tnamiens de l'ancien temps �taient initi�s aux premi�res notions de r�incarnation, de Karma, de m�tempsychose, notions qu��voqueraient plus tard dans leur subconscient une vague nostalgie des existences ant�rieures, un certain d�tachement de la vie pr�sente, une confiance presque irraisonn�e en l'avenir. Les Vietnamiens d'autrefois n'ont gu�re connu cette indescriptible frayeur devant l'�ternit� dans laquelle ils pourraient �tre �ventuellement mais irr�vocablement condamn�s pour quelques p�ch�s qu'ils auraient commis dans cette vie �ph�m�re. Par contre, d'apr�s cette ancienne croyance, ils ont toute l'�ternit� devant eux pour expier leurs fautes comme pour b�n�ficier des m�rites acquis durant plusieurs existences ant�rieures. On ne meurt pas, la mort n'est qu'une transition pour r�aliser la transmigration de l'�me d'un corps � un autre.

Mais, direz-vous, ces contes, ces conceptions de la vie et de la mort ne sont-ils pas inspir�s de l'hindouisme et du bouddhisme de l'Inde et de la Chine ? En effet, de par sa situation entre deux grandes et anciennes civilisations, - celle de la Chine et celle de l'Inde - il est bien naturel que le Vi�tnam en ait subi les influences les plus profondes. Toutefois, ni l'hindouisme, ni le bouddhisme ne sauraient reconna�tre cette croyance populaire comme orthodoxe : car si le salut des fid�les de ces religions n��tait atteint que par leur lib�ration du cycle de r�incarnation et par leur entr�e dans le Nirv�na, derni�re �tape de la contemplation, caract�ris�e par l'absence de la douleur et la possession de la V�rit�, - l'esp�rance des Vietnamiens par contre �tait de pouvoir rena�tre apr�s leur mort en une vie qu'ils esp�raient meilleure que la pr�c�dente.

Mais nos futures vies pourraient rev�tir les formes animales ou v�g�tales comme dans celle des Jat�ka de Sakya Muni. Ainsi, Nguyễn C�ng Trứ, un c�l�bre lettr� du XIX� si�cle, n'a-t-il pas formul� ce v�u bien original :

     Kiếp sau xin chớ l�m người
     L�m c�y th�ng đứng giữa trời m� reo !

Litt�ralement : Pour ma future existence, je demande � ne pas rena�tre "homme", mais � me r�incarner en un pin pour chanter tout haut dans les cieux.

Comme dans presque tous les pays de l'Asie du Sud-Est, le Vi�tnam a import� de l'Inde les contes du cycle Jat�ka sur les vies ant�rieures de Bouddha. Mais il me semble qu'il ne fait qu'emprunter le r�cit, d'ailleurs fortement modifi� et adapt� aux coutumes et m�urs du pays pour en tirer une conclusion qui lui est propre. Du conte indien intitul� "Kharaputa-jataka" (7) par exemple, les versions chinoise, laotienne et vi�tnamienne aboutissent � des d�nouements bien diff�rents qui trahissent en quelque sorte la mentalit� de chaque peuple. Ils partent d'un r�cit � peu pr�s semblable : Un homme se lia d'amiti� ou eut la gr�ce d'une divinit� qui lui donna le pouvoir surnaturel de comprendre le langage des animaux � condition d'en bien garder le secret sous peine de mort instantan�e. Il lui arriva de rire parfois devant sa femme, car, gr�ce � ce pouvoir surnaturel il pouvait surprendre des conversations bien dr�les entre les diff�rents animaux. Sa femme en fut fort m�contente et le somma de lui dire la cause de son hilarit�, en le mena�ant de se tuer. Le mari fut plac� devant un dilemme : S'il r�v�lait la v�rit� � sa femme, il mourait instantan�ment, mais s'il ne le faisait pas, sa femme se suiciderait, et il en mourait aussi de chagrin. Le mari s'en alla alors dans le jardin pour r�fl�chir et il entendait une autre conversation entre les animaux de sa basse-cour ; l'un d'eux �mit une r�flexion que le pauvre mari trouva fort sage. Et c'est � partir de ce moment que les trois contes chinois, laotien et vi�tnamien se diff�rencient :

Dans le conte Chinois, c'est le b�lier qui dit � une de ses brebis : "Ce roi - car le pauvre mari dans le conte chinois �tait un roi - est bien sot de mourir pour sa femme. Quant � moi, si tu meurs, je ne manquerais gu�re de brebis". Le roi l'ayant entendu, fit cette r�flexion : "Tout roi que je suis de tout un royaume, je n'atteins pas la sagesse d'un b�lier". Il fit alors venir la reine et lui dit : "Je ne r�v�le pas le secret de mes rires. Libre � vous de vous tuer, ce sera fort bien. J'ai dans mon harem beaucoup d'�pouses, qu'ai-je besoin de vous ?". Et le conte chinois se termine par une citation de la parole du Bouddha : "Le Ma�tre a dit : Bien sot est l'homme qui veut se tuer � cause de la femme".[9]

Dans le conte laotien, c'�tait le coq qui faisait cette r�flexion au chien : "Si notre patron avait deux ou trois femmes comme les autres, combien de fois lui faudrait-il mourir pour les contenter ? Ah, le pauvre homme, qui, n'ayant qu'une seule femme, n'arrive m�me pas � la dompter ! Regarde-moi, j'ai cinquante femmes dans ma basse-cour et j'ai toujours su les ma�triser. Que les femmes respectent et �coutent leur mari !...". Le chien lui demanda : "A ton avis, comment devrait-il agir ?" - "C'est simple, r�pondit le coq, il n'a qu'� rosser sa femme comme il faut et elle saura se conduire plus sagement". Gagn� par le raisonnement du Grand Coq, le laboureur� (le pauvre mari dans le conte laotien est un laboureur) alla chercher un b�ton et donna une bonne correction � sa femme qui capitula aussit�t.[10]

Mais dans le conte vi�tnamien, le r�cit tourne plut�t en tragi-com�die : "Une fois en possession de la pierre merveilleuse qui lui donnait le pouvoir surnaturel, le mari comprit le langage des oiseaux, de fourmis, et toutes les esp�ces d'animaux. Il n'osait pas dire � sa femme qu'il poss�dait cette pierre ;� car s'il le faisait, la pierre s'�vanouirait et il lui serait arriv� un grand malheur. Un jour la femme alla s'accroupir dans un coin du jardin (pour uriner) le mari entendit les fourmis crier : "Voil� une inondation, cherchons une hauteur pour nous mettre en s�curit�". Il se mit � rire. Sa femme fut tellement vex�e qu'elle en mourut. Le mari fut tr�s afflig� de la mort de sa femme, s'en alla chez un ami pour essayer de se consoler�[11]

Tandis que les versions chinoise et laotienne suivent de pr�s le conte indien, celle du Vi�tnam reprend aussi le th�me "l'homme qui comprend langage des b�tes", non pour prouver que "bien sot est l'homme qui veut se tuer � cause d'une femme", comme l'a dit le Ma�tre dans le Jat�ka, mais pour retrouver une conception orthodoxe du bouddhisme : L'existence dans l'univers d'un nombre incalculable de mondes dont fait partie le monde terrestre des hommes. Et la disproportion inimaginable des choses, la contradiction des situations, (infime et vulgaire dans le monde des hommes mais grandiose et tragique dans celui des fourmis), ont provoqu� le comique au r�cit qui ne tarde pas toutefois � terminer par un d�nouement bien triste : "La femme fut tellement vex�e qu'elle en mourut".

C'est en quelque sorte une petite pi�ce tragi-com�die qui, apr�s la tomb�e du rideau, nous plonge dans un �tat de r�verie plut�t lyrique que m�taphysique ou dogmatique comme dans un Jat�ka bouddhique.

En effet, dans les temps anciens, le Vi�tnamien a accueilli avec ferveur le Bouddhisme, comme toute autre croyance d'ailleurs sans �tre lui-m�me v�ritablement religieux. C'est ainsi le cas pour le Tao�sme, doctrine philosophique de l'inertie (non-action) qui a connu des d�viations inattendues � travers notre tradition orale :

     Tr�i sinh voi, sinh cỏ

Litt�ralement : Pour l'�l�phant qu'il a cr�e, le Ciel fait pousser l'herbe pour le nourrir.

Pourquoi donc nous donner trop de peine ? Il faut bien profiter de la jeunesse, du moment pr�sent :

     Ai ơi chơi lấy kẻo gi�,
     Măng mọc c� lứa, người ta c� th�.
     Chơi xu�n kẻo hết xu�n đi,
     C�i gi� sồn-sộc n� th� theo sau !

Litt�ralement : Amusez-vous avant que n'arrive la vieillesse, car comme la pousse de bambou n'a qu'un temps, l'homme n'a qu'une saison (jeunesse). Jouissons du printemps avant qu'il ne prenne fin et que la vieillesse ne vienne brutalement nous surprendre ![12]

Tandis que le lettr� le plus souvent acceptait religieusement les dogmes du Confucianisme, l'homme du peuple, toujours h�r�tique � l'�gard des doctrines impos�es par les envahisseurs, les a interpr�t�s � sa mani�re. A la stricte discipline confuc�enne qui exige des sujets une ob�issance aveugle :

     Qu�n sử thần tử, thần bất tử bất trung

(Quand le roi ordonne � un sujet de mourir, si celui-ci n'ob�it pas, il montre qu'il n'est pas fid�le), la tradition orale a oppos� une r�flexion pleine de bon sens :

     L�m tr�n m� chẳng ch�nh ng�i,
     Khiến n�n kẻ dưới ch�ng t�i hỗn-h�o.

Litt�ralement : Si vous, les chefs, vous vous conduisez mal, ne soyez pas �tonn�s que nous, les inf�rieurs, nous vous manquions de respect.[13]

Et sur le m�me plan que les dogmes rigides "Trung" et "Hiếu" (Fid�lit� au roi, Pi�t� filiale), l'homme du peuple a plac� un autre dogme qui lui est cher, le "T�nh" (l'Amour entre les jeunes gens), une notion presque bannie de la doctrine du Grand Ma�tre :

     Minh về ta chẳng cho về
     Ta nắm lấy �o ta đề c�u thơ.
     C�u thơ ba chữ đ�nh-r�nh
     Chữ Trung, chữ Hiếu, chữ T�nh l� ba.
     Chữ Trung th� để phần cha
     Chữ Hiếu phần mẹ, đ�i ta chữ T�nh !

Litt�ralement : Tu veux rentrer ? Mais je ne te laisse pas partir. Je saisis le pan de ta tunique pour y inscrire un vers de trois mots tr�s clairs : Trung (Fid�lit� au roi), Hiếu (Pi�t� filiale) et T�nh (Amour entre les jeunes gens). Le Trung, c'est pour notre p�re ; le Hiếu, pour notre m�re, et pour nous, c'est le T�nh, le Grand Amour !

En dernier lieu on retrouve encore notre tradition orale, une grande pr�dilection pour les probl�mes relatifs au sort des humains devant la fatalit� du destin.

Un rocher surplombant une baie et ayant la forme d'une femme par exemple, est un pr�texte pour le peuple vi�tnamien de donner libre cours � son imagination lyrique :

Jadis, deux jeunes orphelins vivaient ensemble jusqu'au jour o� le fr�re a�n�, dans un acc�s de col�re, frappa d'un coup de couteau la t�te de sa jeune s�ur. Le sang coula tellement que, l'a�n� la croyait morte, eut peur, il quitta le foyer et s'en alla se r�fugier dans une province lointaine. Plus tard, il �pousa une belle jeune fille de son go�t. Tous deux s'aimaient tendrement et la femme mit au monde un fort beau gar�on. Un jour, peignant les cheveux de sa femme, le mari d�couvrit � sa nuque une grande cicatrice. Et quand elle lui raconta ce qui s'�tait pass� dans son enfance, l'homme s'aper�ut que son �pouse n'�tait autre que la propre s�ur. Prit de remords, il d�cida de mettre fin � cette fausse situation. Il s'engagea alors dans l'arm�e du seigneur Nguyễn et prit voile vers le sud. Tous les jours, la femme, accompagn�e de son jeune enfant, venait s'asseoir sur la falaise pour guetter le retour de son mari. Des ann�es et des ann�es ont pass�, le mari ne revint pas. Elle a pleur� tellement qu'elle en mourut, et sa d�pouille se transforma en un rocher que, de nos jours encore on voit surplomber une des jolies baies du Vi�tnam du Centre.[14]

Et la chique de b�tel par exemple a �t� aussi l'inspiration d'un drame dans lequel l'homme se voit impuissant devant les circonstances fortuites de la vie :

Il �tait une fois deux jumeaux pr�nomm�s T�n et Lang qui se ressemblaient tellement qu'on avait de la peine � les distinguer l'un de l'autre. Devenus orphelins, ils vinrent suivre l'enseignement d'un ermite qui avait une fille d'une grande beaut�. Elle plut aux deux fr�res qui se refus�rent toutefois � rivaliser pour l'obtenir. Afin d'en avoir le c�ur net, elle servit un repas aux deux fr�res, mais ne mit qu'un seul couvert. Selon les convenances familiales, le cadet laissa son fr�re a�n� manger le premier. La jeune fille reconnut ainsi l'a�n� et le prit pour �poux avec le consentement de ses parents. A partir de ce jour, Lang, le cadet, t�moigna � sa belle-s�ur tout le respect exig� par la tradition. Par contre, T�n, l'a�n�, passa son temps � s'occuper de sa jolie femme et n�gligea ostensiblement son jeune fr�re. Humili� et d�sesp�r�, ce dernier quitta le foyer sans en aviser son grand fr�re. Il �choua sur la berge d'un grand torrent. Ne pouvant le franchir, il s'assit au bord de l'eau, et pleura tellement qu'il mourut d��puisement. Sa d�pouille se transforma en ar�quier.

L'a�n� partit cependant � la recherche de son fr�re et, ne le trouvant pas, se jeta dans le torrent o� il se mua en un rocher, au pied de l'ar�quier.

La femme allant � la recherche de son �poux et arrivant au m�me endroit, tomba du rocher et mourut. A son tour, elle se m�tamorphosa en une plante de b�tel, grimpant et s'enroulant autour du rocher. Plus tard, le roi H�ng Vương, au cours d'un voyage, s'arr�ta au bord du torrent pour prendre un peu de fra�cheur. Il prit une feuille de b�tel et une noix d'arec et se mit � mastiquer, puis cracha (� cause de son go�t particulier) sur le rocher o�, chose curieuse, le m�lange prit imm�diatement la couleur de sang. Le roi fit chauffer un morceau du rocher pour en faire de la chaux qu'il mastiqua avec la noix d'arec et la feuille de b�tel. Il trouva une saveur devenant de plus en plus agr�able et parfum�e. D�s lors, il ordonna l'usage de la chique de b�tel dans les c�r�monies de fian�ailles, de mariage et dans toutes les grandes f�tes et le peuple y vit le symbole d'une double affection, conjugale et fraternelle.[15]

Mais souvent aussi, dans nos contes et l�gendes, la trag�die a pour cause l'�tourderie, la conduite insens�e des hommes :

Jadis, un mari, apr�s une longue absence, rentra chez lui. Son jeune enfant, ne put le reconna�tre et refusa de se laisser embrasser en disant : "Ce n'est pas toi qui es mon papa". Cette phrase l'a fort intrigu� et il pensa que sans doute pendant son absence sa femme avait aim� un autre homme. Le lendemain, profitant de l'absence de sa femme, il demanda � l'enfant : "Mais qui est donc ton papa ?". L'enfant r�pondit : "Il ne vient plus depuis que tu es l�. Il ne venait seulement qu'apr�s la tomb�e de la nuit, restait toujours taciturne et suivait maman partout o� elle allait sans la quitter m�me pour un petit moment". D�s lors, le mari t�moigna � sa femme un m�pris tellement insupportable que celle-ci s'en alla se jeter dans le fleuve.

Une nuit, apr�s la mort de sa femme, pendant que l'homme amusa son enfant en d�signant son ombre projet�e sur le mur, l'enfant s'�cria : "Mais c'est mon papa !". L'homme s'aper�ut alors de sa m�prise, de l'innocence de sa femme. Mais ce fut trop tard !

Je regrette de ne pouvoir vous pr�senter un certain nombre de contes et de romans populaires de valeur, tels que "Phạm C�ng et C�c Hoa", "Phan Trần" (les Phan et les Trần), Nhị độ mai (les pruniers ont refleuri), Thạch Sanh (l'homme n� de la roche), Trinh Thử (la souris vertueuse), Tr� C�c (histoire du silure et du crapaud), etc. par la simple raison que ce sont des �uvres �crites par des auteurs anonymes, le sujet de mon expos� de ce soir se limitant � une litt�rature populaire orale et non �crite.

*

Quelle conclusion pourrais-je tirer de ces citations et digressions ?

Est-ce que cette musicalit� des mots r�gis par un syst�me variotonique, cette tendance au rythme et � la sym�trie dans la phrase, cette puissance suggestive des homophones et des auxiliaires descriptifs, cette communion constante avec la nature, avec r�serve et discr�tion, pourraient nous rappeler en quelque sorte le lyrisme dans la litt�rature occidentale ?

Ou, est-ce que ce m�lange du comique, trahissant un d�foulement � peine contenu, et du tragique, mettant sans cesse l'homme face � son destin, pourrait �voquer le probl�me de la "condition humaine", un des th�mes les plus en vogue de la litt�rature moderne ?

Quoi qu'il en soit, si mon modeste expos� pouvait apporter quelques renseignements permettant de mieux conna�tre notre culture, pour mieux comprendre et mieux aimer notre peuple, un peuple qui a tant souffert et tant lutt� pour survivre, ce serait pour moi un des plus grands honneurs que je puisse esp�rer.

V� Thu Tịnh

Conf�rence faite � la Maison des Ecrivains Belges
Bruxelles � Belgique , le 9 Novembre 1978

1er tirage dans PRESENCE INDOCHINOISE, No 1, Paris, 1979.
2�me tirage � part Ed. PRESENCE INDOCHINOISE, Paris, 1987.

Notes:

[1] Les auteurs, tant vietnamiens qu'�trangers, ne sont pas d'accord sur le nombre de tons en vietnamien (six ou huit?), ainsi que sur leur appellation courante en vi�tnamien, et nous empruntons la terminologie de L. Cadi�re dans sa "Syntaxe de la langue vietnamienne", terminologie qui nous para�t la traduction � peu pr�s fid�le de l'appellation en vietnamien. " Cf. Truong Van Chinh, Structure de la langue vietnamienne, Imprimerie nationale, Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1970, p.13.

[2] � Trương Văn Chinh, op. cit., p. 4.

[3] � Suberville, Histoire et th�orie de la versification, Paris, pp. 115-116.

[4]� Dương Đinh Khu�, La Litt�rature populaire vietnamienne, Thanh Long, Bruxelles 1976, pp.3,13.

[5]� H�ng Minh Kim, Rimes lao et rimes vi�tnamiennes, Bulletin des Amis du Royaume Lao, Vientiane, 1970, n��� 2, pp.114-123.

[6] � Luận-Ngữ (ch. Louen Yu) VII - 20.

[7] Ginette Terral, Choix de Jataka, Unesco, Paris 1958 � Les Jataka et la litt�rature de l'Indochine bouddhique, France-Asie, nos 153-159, pp 483-488. Cf eglt. Finot L., Recherches sur la litt�rature laotienne, t.XVIII, 1917, pp 43 44.

[8] Trạng Quỳnh a ses homologues : Xieng Mieng au Laos ; Si Thanonchai en Thailande; Thmen Chei au Cambodge.

[9] Chavannes, Cinq cents contes et apologues extraits du Tripitaka chinois, tome I,� pp. 382-383.

[10]� Phạm-C�ng-Sửu, Quelques versions indochinoises du Kharaputta Jataka, Bulletin des Amis du Royaume Lao, 1970, n� 2, pp. 34-46.

[11]� Nguy�n van T�, Bulletin de l'Institut indochinois, pour l'Etude de l'Homme, 1943, t. VI, pp 333-335, Cf eglt. Landes., Contes et L�gendes annamites, Saigon 1885, pp. 68-69.

[12]�Dương-Đinh-Khu�, op. cit., p 275.

[13]� Dương-Đinh-Khu�, op. cit., p. 257.

[14]�Autre version : Le mari, pr�textant d'aller faire du commerce dans un pays voisin, prit voile vers le sud.

[15] Cf. Th�i-Văn-Kiểm, Au pays des N�nuphars, Canada, 1997, pp. 20-22.



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